Archives et création sonore : quelles modalités d’association ?

Pour la création Les Sons de l’Arrière, Micro-sillons s’est immergé dans les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Le Collectif a cherché à retrouver le paysage sonore des Bretons pendant la Grande Guerre et à faire entendre leurs voix. Relatant les incessants appels à l’effort de guerre, la place des femmes au cœur de la vie quotidienne et économique, les mouvements permanents et la surveillance de la population, l’arrangement artistique de cette création révèle une rythmique et propose une écoute entre rêve et réalité.



Par Séverine Leroy

La démarche

                    C’est sur une proposition du collectif Micro-sillons adressée à Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, qu’a été engagée la production d’une création sonore en lien avec les commémorations mises en œuvre dans le cadre de La Mission du Centenaire de la Grande Guerre. D’emblée, nous avons positionné notre démarche en relation avec la notion de paysage sonore introduite par les recherches de Raymond Murray Schafer au Canada. C’est dans les années 60, à l’université Simon Fraser de Vancouver, que celui-ci conçoit des travaux d’enquête sur l’évolution du paysage sonore avec ses étudiants, mettant ainsi en œuvre les prémices d’un projet qui allait bientôt s’appliquer à enregistrer les paysages sonores de plusieurs lieux canadiens (réalisation d’une série radiophonique intitulée «Les Paysages sonores du Canada» ) et de plusieurs villes européennes dans le World Soundscape Project. L’enjeu de ce projet était de prendre conscience de notre rapport auditif au monde afin d’engager une démarche d’écologie sonore. Pour Murray Schafer, le monde est à entendre comme une composition faite de tous les sons que la nature autant que l’homme émettent. Or, dès la révolution industrielle, les bouleversements acoustiques n’ont cessé de croître jusqu’à produire une situation que le compositeur qualifie de pollution sonore :

Il y a pollution sonore quand l’homme n’écoute plus, car il a appris à ignorer le bruit. […] Or, il faut un programme positif à l’acoustique de l’environnement. Quels sons voulons-nous conserver, encourager, multiplier? Répondre à cette question permettra de mieux cerner les bruits gênants ou nocifs et de savoir pourquoi il nous faut les éliminer.  

Par ce projet, Murray Schafer pose les bases pour le développement d’une pratique de l’écoute du monde réel. Depuis, plusieurs chercheurs et historiens ont engagé des travaux sur le passé sonore. Cependant, en l’absence d’enregistrements sonores antérieurs à 1870 et dans la mesure où les moyens techniques ayant permis le développement des enregistrements du monde extérieur se sont développés à partir des années 1950 (apparition du premier enregistreur Nagra en 1951), les historiens se sont intéressés à la capacité de l’écrit à témoigner du paysage sonore de cette période que l’on pourrait qualifier d’« anté-recording ».

Pour ce qui concerne la création Les sons de l’arrière, le fonds d’archives sur lequel nous nous apprêtions à travailler ne contenait pas de documents sonores. Partant, nous avons très rapidement relié notre pratique à celle des historiens attentifs à l’environnement sonore antérieur aux enregistrements tels Arlette Farge, Alain Corbin, ou encore Jean-Pierre Gutton, qui ont chacun ouvert la voie au développement d’une lecture auditive des archives imprimées . Arlette Farge a ainsi développé une approche particulière des archives judiciaires de Paris au XVIIIe dans laquelle elle porte son attention sur le caractère sonore de la vie, une voie par laquelle il est alors possible de faire entendre la vie des hommes et femmes qui, ne sachant pas écrire, n’ont pas laissé de traces directes dans les archives:

On se situe dans une société orale, non lettrée, pour les gens les plus démunis (qui vont des plus pauvres jusqu’à certains artisans, qui quelques fois savent juste signer). J’ai pensé que la voix était le moyen de communication, le rapport du corps au corps, le moyen de faire des embauches, de parler, de discuter. C’était aussi une façon de montrer une population qu’on n’imagine pas, c’est-à-dire dont on imagine rarement qu’elle n’a pas l’écrit, et que, par conséquent, l’oral est sa première façon de s’interposer au monde, de communiquer avec le monde. […] Le XVIIIe siècle est très sonore, comme le disent tous les voyageurs 
qui arrivent sur les hauts de Saint-Cloud ou d’ailleurs, et qui entendent une cacophonie absolument incroyable faite de paroles, de cloches, des trompettes… Mais il y a surtout une espèce d’oralité absolue, puisqu’on vit dehors, d’une part, et puisque, d’autre part, on ne peut pas non plus
faire aucun traité, aucune embauche, aucun contrat sans que ce soit accompagné de gestes de la main… 

À la différence de ces historiens qui ont témoigné par leurs recherches de paysages sonores à partir de l’écrit et par les moyens de l’écrit, notre démarche visait à produire une proposition sonore capable de faire surgir le son depuis le papier. Il s’agissait dès lors de focaliser notre attention sur les documents imprimés – comprenant aussi bien des textes que des images et des photographies – qui témoignaient de l’environnement sonore et qui étaient à même de susciter une composition. Il faut ici préciser que notre démarche s’est d’emblée affirmée dans la dynamique de la création et de l’imaginaire sensible et non dans un rapport de recomposition fidèle du paysage sonore comme le pratique notamment Mylène Pardoën dans le projet Bretez. La chercheuse désigne en effet son approche de la reconstitution sonore du passé comme un processus d’archéologie sonore inspirée du paysage sonore formulé par Murray Schafer qu’elle associe à l’archéologie et dont elle propose la définition suivante :

Une possible définition de l’archéologie du paysage sonore : science permettant une reconstruction/restitution d’un environnement sonore dans un espace spatio-temporel donné. […] L’archéologie du paysage sonore n’entre pas dans la catégorie du bruitage sonore (pratiqué par exemple au cinéma) ou du sound design (pour des habillages ou des ambiances sonores simples). C’est un travail qui réclame un savoir-faire dans la neutralisation du discours. On ne cherche pas à susciter des émotions. On tente de restituer au plus proche de ce que pouvait être la réalité à l’époque restituée. Comme les historiens, nous constatons et nous relatons (avec le son). En aucun cas nous qualifions ou nous jouons sur la corde sensible. 

Alors que Mylène Pardoën cherche la restitution de l’environnement sonore du quartier du Grand Châtelet à Paris au XVIIIe siècle à partir d’une enquête minutieuse dans les archives afin de retrouver l’acoustique des rues, les sons des métiers, des moyens de transports, notre projet s’empare plutôt du document d’archive comme un matériau d’écriture pour un récit. Cependant nous ne situons pas pour autant ce dernier dans le champ de la fiction – aucun personnage ni situation n’ont été inventés. La narration a été construite par le montage des archives sélectionnées. À partir de cette démarche, nous allons à présent expliciter le processus que nous avons mis en œuvre dans la modalité de collaboration avec les archivistes, la recherche de documents et les choix d’écriture.

 

Le processus

                    Comme l’indique Simon Côté-Lapointe, compositeur et archiviste par ailleurs auteur de plusieurs créations manipulant des archives, « l’archiviste est souvent la personne qui connaît le mieux ses archives, il apparaissait donc conséquent de les impliquer dans la sélection  ». Ainsi que le souligne Yvon Lemay, «[…] face à ce nouveau type d’exploitation qu’est l’utilisation des archives
à des fins de création, et à l’ampleur qu’il a connue au fil des ans […] les archivistes sont appelés à collaborer avec le milieu artistique ». On peut dire que dans le cas de notre production, la collaboration avec les archivistes a été menée à plusieurs niveaux tout en laissant une grande liberté à l’équipe de création. Comme nous l’avons signalé plus haut, il a été d’emblée acquis que le collectif Micro-sillons n’avait pas l’intention de proposer une œuvre de restitution sonore fidèle du passé mais de créer à partir des archives pour faire émerger une relation émotionnelle avec le sujet. En cela, le rapport rythmique et musical avait été envisagé dès les premiers échanges avec Claude Jeay qui trouvait là une valorisation des archives propre à s’adresser à un public large. Pour ce qui concerne les premiers temps du projet, les différents niveaux de collaboration avec les archivistes s’étendent donc de la conception d’un cahier des charges avec le directeur à la présélection opérée par Claudia Sachet dans le fonds de la Première Guerre mondiale suivie  d’un échange avec le conservateur Eric Joret le premier jour de notre enquête dans les archives. Ensuite, nous avons travaillé librement à notre propre sélection de documents et à l’écriture d’un scénario. C’est à partir du moment où l’œuvre a été terminée que nous avons repris la collaboration avec notre partenaire pour la mise en œuvre de la diffusion. Préciser dès à présent quelle fut la nature de la participation de Claudia Sachet nous permettra de montrer comment la demande d’un artiste implique un déplacement du rapport que l’archiviste peut entretenir avec les documents. Lorsque le directeur nous a assuré de la collaboration de ses équipes, nous avons demandé à ce qu’une sélection d’archives retenues pour leur capacité à évoquer le paysage sonore des Bretons pendant la Grande Guerre nous soit proposée. C’est précisément la démarche qui a été appliquée par a permis de ne pas nous perdre dans une masse évidemment très importante d’archives. Cette phase préparatoire à notre venue est suffisamment rare pour être signalée car la démarche peu commune qui est la nôtre assigne à l’archiviste un rôle qui allie sa grande connaissance des documents à une approche à visée artistique. C’est ce type d’alliance assez nouvelle que les travaux Yvon Lemay, et la thèse d’Anne Klein en particulier, abordent dans le cadre du projet « Archives et création : nouvelles perspectives sur l’archivistique » à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’université de Montréal :

En portant l’attention sur les artistes comme usagers des archives, on se rend compte que les utilisations se multiplient hors des services d’archives. Les artistes qui ont recours aux archivistes ou qui travaillent en collaboration avec eux sont plutôt rares. Les pratiques les plus courantes étant l’accumulation de documents épars ou l’utilisation d’archives personnelles et familiales. 

À partir de la première sélection opérée par Claudia Sachet et d’un dialogue avec Eric Joret sur les aspects saillants de la vie quotidienne des civils bretons pendant la guerre, nous avons fouillé dans les documents afin de commencer à saisir ce qui serait le plus à même de susciter une composition sonore tout en gardant une valeur de récit de la vie quotidienne et judiciaire pendant la guerre. Les archives retenues dans ce deuxième moment ont ensuite été triées en fonction de leur capacité à s’articuler dans le récit chronologique des quatre années de conflit ainsi que selon leur capacité à susciter des focus sur les différents aspects de la vie des Bretons. À titre d’exemple, ont été retenus les types d’archives suivants :

  • les archives de police pour la récurrence des documents attestant d’une surveillance très importante de la population : des affaires d’espionnage et de complicité avec l’ennemi à la surveillance de la montée des militantismes pacifistes, sans oublier celle de la revendication du droit des femmes ;
  • les archives religieuses et notamment le bulletin de la paroisse de la Guerche véhiculant des nouvelles du front et les mouvements d’allers retours des poilus ;
  • les archives journalistiques avec des extraits de L’Ouest Éclair qui relataient les accidents dans les usines et les grèves ;
  • un recueil d’archives municipales de Vitré qui informe sur les mouvements de la vie quotidienne de la commune avec les différents accueils de réfugiés, la présence des prisonniers, les offres d’emploi de l’armée et les multiples réquisitions ;
  • les archives de la ville de Rennes comprenant des discours d’élus, l’organisation d’une réception de la délégation de l’armée américaine avec un discours du général américain Charles P. Summerall ;
  • des correspondances.

Une fois cette « matière première » réunie, vient l’étape d’une mise en récit capable de révéler comment la guerre a modifié divers aspects de la vie quotidienne. À la lecture de l’ensemble des archives, des lignes de force sont apparues qui ont permis de construire une dynamique sonore : il s’agissait de récurrences, de thèmes qui revenaient tout au long des quatre années et qui évoluaient au fil du temps. De la sorte, nous pouvions saisir une rythmique intéressante pour la composition sonore. Les lignes de force que nous avons décelées et que nous avons pu1 intégrer dans la création sont les allers et retours entre le front et la vie à l’arrière que nous avons fait entendre par la récurrence des trains, l’évolution de la vie des femmes et leur entrée dans une économie qui dépassait largement la sphère domestique – qu’elle soit rurale ou urbaine – les nombreuses réquisitions et le traitement des récoltes aussi bien que des animaux et enfin, la surveillance de la population . Outre ces principaux thèmes traités dans leur évolution, nous avons intégré de nombreux autres aspects témoignant de la transformation de la vie en Ille-et-Vilaine tels que la présence des hôpitaux militaires, la rééducation des mutilés, les arsenaux et leurs accidents, les conditions de vie des fermières, l’effort de guerre et la mise en place d’une économie municipale à Rennes par exemple. La production sonore s’est donc élaborée à partir d’une enquête dans les archives et son principe narratif a été organisé exclusivement à partir des documents sélectionnés ; il ne s’agit pas d’une hybridation qui les placerait aux côtés d’un récit fictif. Tout est gouverné par l’archive et sa puissance d’évocation sonore. De ce point de vue, notre processus est proche de la démarche adoptée par Simon Côté-Lapointe dans son projet Montréal et la Grande Guerre :

En devenant le matériau et le sujet, les documents d’archives prendraient donc une place centrale dans la création. Ils ne seraient pas en périphérie du propos, mais constitueraient le point de départ d’où s’engendrerait le reste de l’œuvre.  

.Mais, à la différence de Simon Côté-Lapointe qui a utilisé la matérialité d’origine de l’archive pour ensuite la manipuler dans son processus créatif, nous ne disposions pas de sons d’archives. On est donc en droit de s’interroger sur la provenance des sons qui composent la création et il faut alors aborder la transposition matérielle que nous avons fait subir aux archives qui, de l’état d’imprimé, sont passées à celui de sonore.

 

Transposition matérielle et déplacement de l’archive

                    L’enjeu était donc de composer une œuvre sonore et de raconter des éclats de vie quotidienne des hommes et des femmes dans un département de l’arrière avec, pour seules sources, des archives imprimées. Dès lors, plusieurs voies de transposition ont été empruntées. La première a consisté en une oralisation de la matière imprimée par la voix d’acteurs.  La seconde en une composition sonore mêlant des chansons et témoignages sur la période concernée, des bruitages, extraits de films et phrases instrumentales. Ces deux options s’inscrivent d’emblée du côté d’un geste artistique et d’une approche créatrice de la matière archivistique et non de celui d’une ambition de recomposition fidèle d’un paysage sonore que nous n’avons pas connu et dont nous n’avons pas de traces audiovisuelles. Si nous n’avons que très peu pratiqué une hybridation entre les mots de l’archive et les mots d’une écriture fictionnelle , nous l’avons au contraire développée dans la composition sonore. En effet, le réalisateur étant par ailleurs musicien, son approche des éléments sonores s’inscrit dans une esthétique d’hybridation entre les divers éléments qu’il utilise pour composer. L’enjeu étant de ne pas produire une illustration naturaliste de l’environnement sonore mais une écriture plastique du son construite à partir d’éléments hétérogènes. L’espace sonore est alors travaillé dans sa capacité à produire du sens et de l’impression physique à la fois dans le rapport qu’il entretient avec les mots prononcés par les comédiens mais aussi dans sa texture.

Il faut écouter le passage concernant les hôpitaux militaires temporaires et le début de la thématique des réquisitions pour saisir l’articulation entre les mots et les sons :

KROPOTKINE A., LEROY S. et OLLIVIER G., Les sons de l’arrière, production Micro-sillons et Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 2015,

extrait (mp3) de 4’35 à 7’38′

http://micro-sillons.fr/wp-content/uploads/2016/08/extrait-sonsdelarrière.mp3

Dans cet extrait le réalisateur compose un univers sonore où sont associés des sons de films qui donnent à entendre la souffrance des blessés, la voix de la comédienne qui est travaillée en écho, des sons de casseroles et un bruitage où l’on entend une cuillère tournant dans un verre qui va devenir une phrase instrumentale pour ensuite se dissoudre dans les sabots des chevaux. Dans la suite, le thème des réquisitions se met en place avec une alternance des voix et une dramatisation de l’effort de guerre obtenue par la scansion régulière d’une cloche.

Dans ce passage, le rapport rythmique et musical que le réalisateur entretient avec la matière sonore est particulièrement révélateur de l’enjeu de notre projet qui ne cherche pas à illustrer mais à provoquer des réactions sensibles. Si la colonne vertébrale de la création est assurée par le montage de mots prélevés dans les archives auxquels a parfois été greffée une écriture mentionnant des faits d’archives, le tissu organique qui relie ces éléments est assuré par une création sonore inédite.

En ce qui concerne l’écriture du scénario communiqué au réalisateur et aux comédiens, la projection mentale de l’espace sonore se manifeste ainsi :

  Légende :
Lecture
Recomposition sonore

Début de la guerre

Mobilisation

Justine « 1er Août 1914 »

Ouest-Eclair « du beffroi de l’Hôtel de Ville et des tours de chacune des églises, le tocsin
lugubre l’a, une heure durant, annoncé à toutes la cité, cependant que dans toutes rues
passait le tambour de ville battant la générale » à mettre en sons : tambours, cloches
mixées avec le texte suivant : (voir chanson le clairon)

Benoît « Mobilisation générale »
« Conformément aux instructions du ministre de la guerre, le maire de Rennes porte à la
connaissance de l’ensemble de ses concitoyens les dispositions suivantes relatives à la
mobilisation »

Justine : « Le maire Jean Janvier »

Benoît : mixé avec sons d’une armée en marche type perspective Nevski
2. Il est enjoint à tous les hommes de la ville soumis aux obligations militaires de se
conformer rigoureusement aux prescriptions de l’ordre de route annexé à leur livret
individuel
4. Il est recommandé aux hommes convoqués de se mettre en route avec deux chemises, un
caleçon, deux mouchoirs, une bonne paire de chaussures ; se faire couper les cheveux et
emporter des vivres pour un jour
5. Les hommes de l’Armée active en permission doivent rejoindre immédiatement
conformément aux prescriptions de leur titre de permission ; ils sont avertis qu’ils seront
traités comme déserteurs s’ils n’obéissent pas immédiatement à cet ordre.

Recréation son « à compter du 4 août et pendant une dizaine de jours, c’est vers la gare
que convergent escadrons, compagnies et batteries : plus d’une centaine de trains
convoient vers la frontière les unités du 10e corps d’armée, dans une ambiance dominée
par la confiance en une guerre courte et victorieuse. Sons de train. Selon Léon Berthaut, un proche du maire, « les batteries d’artillerie s’en vont tellement enrubannées et fleuries que l’on entend ce cris :

Justine :
« c’est la Fête des fleurs ! » (Tonalité de ce passage : excitation confiante)

Transition : extrait de Charge de l’armée française

Discours du maire Jean Janvier

Justine :
« 1er sept 1914 »

Benoît :
« Encore du courage et soyez sûrs que les épis de blé que vous allez bientôt semer seront
cueillis par vos fils et vos maris quand ils reviendront couverts des laurier de la victoire »
mixé avec La madelon à essayer avec effet distorsion qui
introduit les sons des premiers blessés qui arrivent en gare de Rennes  

Cet extrait donne à voir l’articulation entre les mots présents dans les archives – lesquelles ont été adaptées pour les besoins du montage – mais qui ont donné lieu à une oralisation par les comédiens et la capacité de l’archive à susciter un imaginaire sonore que le scénario suggère au réalisateur. Il faut dès lors entendre la création pour saisir comment ce dernier s’empare à son tour des indications qui lui sont proposées dans le scénario pour y déployer son propre geste d’écriture. En effet, si les recherches d’archives et l’adaptation de ces matériaux dans un scénario sont le fait de deux autrices, il revient au réalisateur Gwendal Ollivier de s’en emparer pour y développer sa propre identité sonore. Un écart se creuse alors entre le script et l’oeuvre, le premier étant le rêve sonore du second qui, lui, est bien réel. Par ailleurs, l’extrait que nous avons cité permet de voir combien l’archive est transformée par son intégration dans la création. De fait, le rapport que l’artiste entretient à l’égard de la source n’est aucunement sacralisé et bien que l’intention ne soit pas de détourner l’archive, elle est cependant de la déplacer. De quels déplacements s’agit-il ?

                    La composition d’une création sonore à partir de documents d’archives nécessite un travail d’adaptation entre la source brute et son intégration dans un récit. L’adaptation a pris plusieurs formes : d’une part le découpage qui sélectionne les mots contenus dans les archives suivi d’un assemblage entre plusieurs documents qui sont parfois montés en alternance pour créer un jeu dynamique dans la parole prise en charge par les comédiens et d’autre part une réécriture lorsque cela était nécessaire. En effet, il arrivait parfois que les faits relatés par les archives ne s’insèrent pas aisément dans le scénario avec les mots d’origine. Il en ressort un écart esthétique entre une langue de l’archive et une langue poétique :

  Les cultivateurs sont aussi blessés par l’absence de respect pour le bétail. Certains rennais ont été choqués par le hurlement des vaches laitières abandonnées sur le champ de mars à proximité de la gare de rennes.

Justine :
Abandonnées sur le champ de mars
Elles crient de douleur
Aucune main ne traira ces vaches arrachées à leur pré
Ces vaches réquisitionnées
Des vaches au milieu de la ville
Des vaches que les trains emporteront vers le front
Mixer hurlements de vaches avec trains et sons de gare.

Benoît :
« Il faut nourrir la population
Il faut nourrir les réfugiés
de Belgique
de Serbie
de Russie
Il faut nourrir les soldats
Il faut nourrir les blessés
Et puis les prisonniers
Eux aussi il faut les nourrir.»

Justine et Benoît (ton type marché) :
« Patates municipales ! »
« Boucherie municipale ! »
« Les patates du Thabor ! » « Les patates de Janvier ! »
« Pain municipal ! »
« Lait municipal ! » s’amuser avec ça/ Essayer plusieurs combinaisons  

Dans cet extrait, le premier texte en italique est issu des archives et a donné lieu à l’écriture du texte porté par la comédienne. Il nous semblait important de témoigner de ce ressenti de la population pour la douleur des animaux mais comme notre approche esthétique ne renonçait pas à l’invention, nous
avons fait le choix de procéder à cette greffe de mots fictionnels mais relatant un fait réel. Le second texte, relatif à la nécessité de nourrir la population, les réfugiés et les prisonniers, fait état d’un ensemble de faits présents dans de nombreuses archives. En adoptant la réécriture nous pouvons témoigner de cette réalité sans avoir à opérer un montage trop volumineux dans les textes d’archives. Enfin, le jeu de marché sur l’économie municipale s’inspire de la mise en oeuvre d’une production régulée par la ville de Rennes à l’initiative du maire Jean Janvier pour permettre à la population de se nourrir sans avoir à supporter les variations de prix d’une économie libérale. De nombreuses archives témoignent là aussi de ces différentes actions mais la réécriture a permis de les mettre en jeu. Ainsi l’écriture sonore et la mise en voix des archives avec adaptation – découpage, montage par alternance – et réécriture rapprochent peut-être notre création de l’esthétique du Hörfolge que mentionne Philippe Baudouin dans un article consacré au Hörspiel :

Le Hörspiel se différencie du Hörfolge [séquence sonore] où les différents éléments dont dispose l’homme de radio sont employés pour représenter une époque et les sonorités qui lui sont propres [musique, textes d’oeuvres littéraires, discours politiques, etc.].

Si le Hörfolge comme le Hörspiel sont en priorité pensés pour la radio et intègrent ainsi ce mode de diffusion dans leur écriture, le développement des outils de production numérique invite à repenser le glissement dans les moyens de diffusion des créations sonores autrefois réservés à la radio. Ainsi, la production sonore réalisée en partenariat avec les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine marque à la fois un nouvel usage de l’archive et un élargissement des dispositifs de médiation du patrimoine comme de la création sonore.

                  Enfin, la transposition médiatique et l’insertion des archives dans un scénario conduisent à sa décontextualisation. La lecture du script et plus encore l’écoute de la création sonore qui en résulte révèlent combien il est difficile de retrouver les sources pour quiconque ne les connaîtrait pas. Le découpage effectué sur les documents et le montage opéré par la suite ne permettent plus de localiser la source ; celle-ci n’est d’ailleurs pas renseignée. On indique seulement que la a été essentiellement écrite à partir des archives présentes dans le fonds des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Ces deux modalités de décontextualisation transforment alors la relation que l’auditeur entretient avec l’archive. Il est en effet intéressant de comparer les réactions des différents publics en fonction de leur rapport au sujet. Ainsi les archivistes ayant travaillé sur le fonds ont reconnu certains extraits et sont entrés dans le jeu de la reconnaissance entre les archives qu’ils connaissent et leur transposition médiatique. De son côté, le public qui, au contraire, ne connaît pas les sources a manifesté des réactions davantage émotionnelles. Nombreux sont les auditeurs qui ont dit avoir fait l’expérience de la rencontre avec l’intime du sujet. En traversant les mots de l’époque prononcés par des voix contemporaines ils avaient la sensation d’entendre les de ce passé et d’entrer en lien affectif avec l’Histoire. Une personne nous a par exemple demandé s’il s’agissait de la voix de Jean Janvier lorsque le comédien Benoît Hattet interprète ses discours. Ces deux formes de renouvellement de la relation entre l’archive et l’auditeur sont permises par l’acte de création qui introduit une dimension nouvelle dans leur usage, dimension dans laquelle le passé s’offre au présent. C’est ce que soulignent les travaux d’Anne Klein :

Le troisième élément mis en jeu lors de l’exploitation des documents d’archives est le rôle assigné au public destinataire des objets créés qui est déterminé par le dispositif. Les artistes ont une conception de la place du spectateur qui en fait un agent à part entière du processus de production de l’œuvre. En admettant ce rôle actif du public dans la réception, on conclut à une transformation du rapport aux archives qui les érige en archive. En effet, les artistes, en sortant les archives de leur invisibilité traditionnelle (elles ne sont présentes, dans le meilleur des cas, que dans les notes de bas de pages ou les annexes), invite le spectateur de leurs œuvres à les reconnaitre en tant que telles. Autrement dit, le spectateur est amené à s’identifier au récit que proposent les archives exposées dans le geste artistique. Ce faisant, il retrouve quelque chose de lui-même dans un récit qui dépasse sa propre existence et s’inscrit dans une relation particulière au passé qui articule sa mémoire individuelle à une mémoire collective plus large. Le spectateur de l’œuvre mettant en jeu les archives endosse ainsi une part de la conversion des archives en archive.

Il apparaît que l’usage des archives dans une perspective artistique implique le déplacement des relations que chacun des acteurs du processus entretient avec le passé. Pour l’archiviste, les sources sont livrées à un usage très différent de celui que les chercheurs, historiens et généalogistes (publics majoritaires des services de consultation) pratiquent. Les objectifs poursuivis par les artistes impliquent une modalité de consultation et de réemploi des documents qui se focalise sur la capacité des sources à s’intégrer dans la visée créative poursuivie. Pour autant, l’artiste vient travailler sur le sujet propre des archives et non sur une idée personnelle préconçue. Son enquête dans les sources le conduit ainsi à se mettre à l’écoute de ce que lui racontent les documents pour ensuite en faire une œuvre. Il doit, lui aussi, déplacer sa pratique en adoptant une approche des archives qui réunisse l’aspect artistique poursuivi et la capacité à s’articuler dans un récit destiné à raconter le passé. Enfin, le public est amené à entendre des archives qu’il n’aurait sans doute jamais consultées et à entrer en relation avec l’Histoire par une voie renouvelée qui est celle de la création sonore. De ce point de vue, le collectif Micro-sillons emprunte à la radio son utilisation du son pour raconter le passé – on pense ici aux documentaires radiophoniques de La fabrique de l’histoire  – mais s’autorise à faire entrer ce rapport sur le territoire de l’émotion par une décontextualisation des sources et une réalisation jouant des capacités du son à produire du sensible.

                  Pour conclure, la collaboration développée entre le collectif de création sonore Micro-sillons et les Archives départementales a permis d’ouvrir une voie pour les deux partenaires qui ont ainsi pu mesurer l’articulation possible entre les archives, le son et la médiation culturelle. Les conditions de production et l’accompagnement des artistes par le partenaire institutionnel, lequel leur a offert les facilités d’accès aux matériaux et leur a laissé une grande liberté de création, ont incité ces deux acteurs à s’engager dans le développement du projet de recherche et création VALPASONO (VALorisation du PAtrimoine par le SONOre) porté par le collectif Micro-sillons. Ce projet réunit des créateurs, chercheurs et archivistes sur les modalités de développement d’une collaboration comme celle qui a été initiée dans le cadre de la production des Sons de l’arrière. L’enjeu est ainsi de poursuivre la voie ouverte par la transposition médiatique des archives pour nourrir un rapport sonore et artistique au passé.

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  Bibliographie

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FARGE Arlette, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle, Montrouge, éditions Bayard, 2009.

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MURRAY SCHAFER Raymond, Le paysage sonore, Marseille, Wildprojet éditions, coll. « Domaine sauvage », traduction de Sylvette Gleize, première édition 1977, réédition de 2010.

PARDOËN Mylène, « Archi’sons : la valorisation d’archives par le sonore », journée d’étude Valoriser les archives, diffuser les savoirs : dynamiques de partage et méthodes innovantes organisée par l’AedAmu (Association des étudiants et diplômés en archivistique d’Aix-Marseille Université), 27 novembre 2014, https://sites.google.com/site/cvpardoen/

 

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Pour citer ou utiliser cet article, merci d’ajouter la mention : Séverine Leroy, « Archives et création sonore: quelles modalités d’associations? », www.micro.sillons.fr, 18 août 2016.